Souvent la source des erreurs
Des malentendus et malheurs
Est à chercher dans la façon
De poser la (mauvaise) question.
L’histoire que je m’en vais conter
Nous le démontre par A plus B.
Tout commença un sale matin.
Au-dessus du Kalahari,
Des nuages gonflés de chagrin
Plombaient l’horizon de leur gris.
Le ciel et sa méchante humeur
N’inquiétaient pas le roi lion.
En cela, il avait raison :
Le danger le guettait ailleurs.
Ainsi, bullait-il rassasié,
Exhibant les fragiles parties
De sa royale anatomie.
Pourquoi les aurait-il cachées ?
Nul n’osait jamais le défier.
Tous craignant sa férocité.
Ce fainéant glouton, déjà,
Rêvait de ces mets délicats
Que sa compagne rapporterait
Et au dîner lui servirait.
Ni as, ni héros, ni champions
Les monarques sont des morpions
– Excusez-moi cet aparté.
Qui se nourrissent sans compter
Du sang d’autrui, de leur sueur,
De leurs larmes et leur dur labeur.
Lorsque, en ce sale matin-là,
La maîtresse du roi arriva
Avec plus d’une heure de retard,
L’œil brumeux, le poil en pétard
La lippe maussade et l’échine basse,
Ses trois jeunes camarades de chasse
Échangèrent des regards baba
Car cela ne ressemblait pas
À leur amie, la grosse Bertha.
Elles l’avaient ainsi baptisée
D’abord, bien sûr, parce que Bertha
Était le prénom que le roi
Lui avait publiquement donné.
Ensuite à cause de la carrure,
Imposante de cette créature.
Logique ? Non, pas nécessairement.
J’ai moi-même rencontré souvent
Des messieurs Petit grands
Et des messieurs Noir blancs.
Enfin, elle tenait son surnom
À sa vitesse de démarrage.
Exceptionnelle malgré son âge.
Tel un vrai boulet de canon,
Droit sur ses proies, Bertha fusait
Dès qu’au loin elles apparaissaient.
Devant les signes évidents
De sa traversée du désert
– L’air déconfit, le pas traînant –,
Ses amies se précipitèrent
Vers elle, et en chœur s’écrièrent
« Grand dieu, Bertha, quel ronge te ver ? »
Et aussitôt se corrigèrent :
« Oh non, pardon, c’est le contraire. »
Touchée par cette sollicitude
Dont elle n’avait pas l’habitude
La pauvre lionne s’épancha
Et toutes ses peines déballa.
Elle leur raconta la paresse,
L’égoïsme du lion, son altesse.
Elle avait toujours accepté
Ses nombreux défauts sans broncher.
Il finirait par s’amender,
Et peu à peu la respecter.
Pourtant, au dîner d’hier soir
Elle avait perdu tout espoir.
Elle était revenue patraque
Après une longue et dure traque,
Avec un beau quartier buffle.
Il l’avait dévoré, ce mufle !
En entier, sans rien lui laisser.
De rage, elle en avait pleuré.
« T’as passé une mauvaise journée ?
S’était-il alors étonné.
Encore des disputes de chipies ! »
C’est ainsi qu’elle avait compris.
Lorsque, enfin, Bertha se tut,
Les jeunes chasseuses lui demandèrent :
« Pourquoi ne pas l’avoir quitté ?
Sans même un regard en arrière ? »
« J’y ai, c’est vrai, souvent songé,
Leur répondit-elle, l’air vaincu.
Mais qu’est-ce qu’une lionne sans lion ? »
« Voyons, Bertha, mauvaise question ! »
Rugirent de concert ses commères
Puis, patiemment, lui conseillèrent
De se poser enfin la bonne :
Qu’est-ce qu’un lion sans sa lionne ?
Cette nuit-là, se termina
Le calvaire de la grosse Bertha.
Le lion, lui, l’attendit
Pendant des jours, surpris.
Bertha ne rentrait pas,
Il n’en revenait pas.