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Elle ne s’appelait pas Sarah

Pour éviter de partir sur un malentendu, autant vous dire dès maintenant que l’héroïne de cette histoire ne s’appelle pas non plus Lisa. Je l’ai rebaptisée ainsi : elle tient à son anonymat. Je sais, ça m’a surprise aussi. Quand tant d’autres sont prêts à déballer leurs secrets devant la terre entière, juste pour un peu de lumière. Mais pas Lisa. Non. Pas question.

Pour vivre heureux…

Après lui avoir promis de respecter sa volonté d’incognito, je lui offre généreusement de choisir son pseudo. Je présume que, comme la plupart, pratiquement tout le monde, elle déteste son prénom. Sauf qu’elle n’est pas comme tout le monde. Existe-t-il d’ailleurs quelqu’un vraiment « comme tout le monde » ?

Bonne question, pour plus tard. Restons avec « Lisa ».

J’affirme donc, péremptoire, qu’il y a forcément un prénom dont elle a rêvé. Qu’elle aurait préféré à celui dont ses parents ont jugé bon de l’affubler. Allez, « Lisa », je vous en prie, c’est le moment ou jamais. « Non ! » répond-elle sans hésiter.  Sa mère n’aurait pu mieux choisir. Et toc ! Elle adore son prénom. À moi aussi, il plaît beaucoup. Léger. Original. Et maintenant, vous brûlez carrément de le connaître. « N’insistez pas, s’il vous plaît. Elle ne veut pas, elle ne veut pas. »

Une inconnue familière

Lisa, je l’ai rencontrée dans mon petit supermarché. « Excusez-moi, Madame, on ne dit pas supermarché. Mais commerce de proximité. » Eh oui, c’est encore elle ! Elle n’en finira pas de me surprendre, décidément. Je n’aurais pas imaginé qu’elle ose me corriger. Elle qui me donne du « Madame » à chaque coin de phrase. Ce que j’apprécie moyennement, cela dit en passant. Madame, c’est tellement sérieux !

Nous en étions ce jour-là à deux semaines de confinement. J’avançais lentement dans les allées de mon sup… commerce de proximité… quand je l’ai aperçue, le nez dans le rayon snacks et boissons à emporter. Je l’ai appelée. « Mademoiselle ! » Après m’avoir asséné son « oui, Madame » standard, pour me faire patienter, elle s’est retournée vers moi. Et soudain, pour la première fois… J’y reviendrai, attendez.

Je précise que Lisa, je la croise presque chaque fois que je vais faire mes courses. Sauf que jusqu’à ce mardi-là – peut-être un mercredi –, je m’adressais à la vendeuse qui m’indiquait l’emplacement de tel ou tel produit ou passait mes articles au scanner à la caisse. Mais Lisa, je ne l’avais jamais vue.

La grâce du quotidien

Et donc, elle s’est retournée et, soudain, pour la première fois, j’ai remarqué ses yeux bleus, intensément doux, profonds. Était-ce l’effet du masque ou de mon regard sur elle qui s’était transformé ?

Puis, je lui ai demandé si elle me permettait de lui poser quelques questions, à elle, pas à l’employée. Et c’est ainsi que j’ai appris qu’elle n’a que dix-huit ans. Qu’elle est en terminale et travaille en alternance pour un bac professionnel. Et qu’elle est là, fidèle au poste, malgré le virus qui circule. Pendant que nous nous plaignons de rester confinés, et à l’abri aussi, notre petite Lisa – oui, dix-huit ans, c’est tout petit – va pour nous aux charbons. Malgré sa mère qui s’inquiète. Évidemment qu’elle s’inquiète !

Enfin, une dernière pour la route : qu’aimerait-elle nous dire, si elle pouvait, si elle l’osait?

Regardons-nous dans les yeux

« Juste de faire attention. » À elle, à ses collègues et aux efforts qu’ils font pour notre sécurité. Désinfectant, après chaque client, les paniers, les tapis roulants, les terminaux de carte bleue. Et le reste… Tant de travail en plus ! Que personne ne remarque ? C’est moi qui l’interroge. « À part les personnes âgées », réplique-t-elle aussitôt. Ils sont gentils, les vieux. Ils apportent même des  cadeaux. Sans doute, parce que eux aussi passent trop souvent inaperçus.

Voilà comment j’ai vu Lisa pour la première fois. Qu’elle a existé pour moi. Lisa. Pas la vendeuse.

Ils sont ainsi, les invisibles, il suffit de les regarder pour les faire apparaître. Essayez, ça marche, c’est magique !

*Parce que notre histoire se déroule à La Rochelle, justement.