J’avais pensé, aujourd’hui, parler de la phase 2 du déconfinement avec la réouverture, hier, des lieux de convivialité. Raconter ma sortie sur le vieux port de La Rochelle, ma première bière en terrasse depuis plus de deux mois, son goût de liberté, encore meilleure accompagnée de cacahuètes salées. Je vous aurais décrit les scènes de liesse populaire dont j’aurais été le témoin – genre libération de Paris, puisqu’on avait parlé de guerre. Tellement émouvantes ! Des inconnus se souriant, se saluant, même si de loin – because, distance règlementaire. Des conversations générales s’engageant dans les cafés. Et dans les rues, le bruit des voix faisant taire, enfin !, ce silence qui les avait étouffées. J’avais imaginé des rires, des danses, de la folie. Cependant malgré le soleil, prêt à tous les éclats, je n’ai senti aucune joie. Ni désordre ni brouhaha. Je n’ai croisé que des airs las.
Et comme à mon âge avancé, je n’ai plus le temps d’être blasée, craignant la contamination, j’ai renoncé, bien à regret, à mon apéritif pour retourner vite chez moi. Une fois la porte fermée, à l’abri dans mon salon, j’ai débriefé avec mon chat*. Il m’aide à relativiser.
Après lui avoir exposé en deux mots la situation, je lui ai demandé : « Qu’est-ce qui cloche donc chez les humains ? Pourquoi sommes-nous incapables de profiter des bons moments ? Comment les inciter à moins de frilosité ? » Chat1 s’est étiré, a baillé – signe d’intense réflexion. Il ne me restait qu’à attendre. Enfin, il s’est retourné sur le dos pattes en l’air et s’est mis à ronronner. « Merci, Chat ! » me suis-je écriée en caressant son ventre qu’il m’exhibait avec confiance. Ah la sagesse féline ! Quelle magnifique allégorie ! Je n’aurais pas pu trouver mieux.
Vous êtes perplexe ? Je m’explique.
L’histoire de l’humanité foisonne d’événements marquants comme d’incidents oubliés, riches en enseignements. C’est à cette source que j’ai puisé cette anecdote poignante. Celle d’une occasion manquée qui date d’il y a quatre cent mille ans, à quelques poussières près.
Pour mieux situer l’action, j’ajouterai que depuis peu les hommes maîtrisaient le feu. Ce qui avait nettement amélioré leur quotidien. Surtout celui des parents. Qui n’avaient plus à s’escrimer pour persuader leurs enfants de finir leur morceau de viande. Désormais, les chenapans leur réclamaient toujours du rab.
Dans cette atmosphère détendue, une bande de jeunes intellos se retrouvait chaque jour, après le coucher des anciens, devant la grotte, au clair de lune. Non pas pour baiser sauvagement. L’activité sexuelle n’étant alors sujette à aucune restriction, mais pour discuter sérieusement de l’avenir du monde et son évolution. Rêvant d’une vie plus facile, pour eux et leurs descendants, ils voulaient inventer des outils plus élaborés que leurs vieux machins de pierre – remarquons au passage que comme pour Adam et Ève, le machin est arrivé longtemps avant la machine.
Je précise que dans cette équipe, il y avait une Française, une Irakienne, un Chinois, un Maltais, une Guinéenne, des Thaïlandaises jumelles, un Irlandais, pas d’Anglais… et d’autres que j’ai oubliés. À cette époque d’avant Babel, la communication était des plus aisée, tous parlant le préhistorais.
Mais place à l’heure fatidique où la jeune Line oublia ses lunettes près de sa paillasse dans la grotte. Sa vue troublée par la myopie et l’obscurité de la nuit, elle trébucha sur un caillou, tomba ventre en avant sur une grosse pierre ronde qui l’emporta sur son dos en roulant, roulant, roulant. De plus en plus rapidement. Le reste de la bande s’élança derrière elle pour tenter de la secourir. Impossible de la rattraper. Un arbre stoppa sa course folle. Enfin, Line se releva, sonnée, et un peu amochée, apparemment sans rien de cassé.
Seulement apparemment. Car pendant son équipée, des visions l’avaient traversée. Se succédant à toute vitesse. Comme si l’avenir des hommes défilait devant ses yeux. La pierre qui l’entraînait s’était transformée en roue – objet encore sans nom, puisqu’il n’existait pas alors. Elle s’était démultipliée pour activer des centaines, des milliers, de machines. Exactement, ce dont sa bande et elle avaient rêvé. Pressoirs, moulins à vent, horloges, carrioles en tout genre, jusqu’à cette machine terrifiante qui, avançant sur quatre roues, percutait des objets, des gens, semant des cadavres en chemin. Et répandant tellement de sang !
Line en avait déduit qu’il lui fallait garder le secret de la roue. Cette idée dangereuse serait enterrée avec elle. Aussi, n’émit-elle plus un mot. De peur de se trahir. Et arrêta de vivre jusqu’à son dernier souffle.
Pourtant, son sacrifice ne suffit pas à empêcher l‘entrée en scène de la roue. Seulement à la retarder3…
Aussi, mes amis, s’il vous plaît. Accueillez le présent sans craindre l’avenir. Réjouissez-vous au plus vite. Ce sera toujours ça de pris. Et que sera sera.
- Je protège son anonymat à sa demande expresse. Ah, cette humilité ! Encore une leçon de vie.
- Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé serait le fait du hasard.
- La roue fut inventée environ en 3 500 avant notre ère, le moulin à vent en – 700, l’horloge en 1336, et la voiture en 1769.