Les enseignants ont mauvaise presse. On leur reproche leurs vacances, longues et nombreuses, leurs heures courtes, et leurs grèves qu’on dirait saisonnières. Pourtant, si on les envie, on ne se bouscule pas au portillon de l’éducation nationale. Au contraire, on y entrerait plutôt à reculons. Avant, professeurs et maîtres comptaient parmi les notables, mais ça c’était avant, comme dirait Afllelou. Et non, ce n’est pas drôle. Car ceux que l’on dénigre copieusement forgent l’avenir de nos enfants, de notre société.
Heureusement que certains encore – idéalistes ? naïfs ? – choisissent cette profession par vocation, passion, ou pour d’autres bonnes raisons. Preuve en est leur engagement depuis le premier confinement à tenir bon et enseigner dans des conditions impossibles.
Le 12 mars 2020, le président Macron informait le public de sa décision de fermer les établissements scolaires. Du jour au lendemain, et sans préparation, maîtres et professeurs durent adapter leur pratique à la situation, d’une part acquérir la maîtrise de différents outils de communication et d’enseignement en ligne, de l’autre apprendre à gérer un espace virtuel, avec des classes trop nombreuses même en situation normale. À l’occasion de la nouvelle fermeture des écoles, un an presque jour pour jour après la première en date, Audrey, professeur de langue en région parisienne, qui se dit privilégiée car elle enseigne dans un collège et un lycée privés formidablement dirigés, dresse un bilan lucide de la situation. Colère et découragement se mêlent, chez elle, à l’inquiétude pour des générations d’élèves, qui avant la crise déjà devaient essuyer les plâtres des réformes à répétition.
Catherine Fuhg: Comment vos collègues et vous-mêmes avez-vous accueilli la décision de fermer à nouveau les établissements scolaires ?
Audrey : C’était une décision attendue et nécessaire. Entre les demi-jauges et les fermetures de classes à l’apparition de cas positifs, ce n’était plus tenable. D’ailleurs, en réalité, on n’avait pratiquement plus d’élèves en classe. Il m’est arrivé de faire classe à trois élèves en présentiel et 30 sur Teams (le programme d’enseignement à distance de l’éducation national). Mon cerveau a buggé. Je ne savais plus où regarder, qui me parlait, surtout avec les masques.
CF : Et les élèves, qu’avez-vous pu observer des implications de la crise sur leur comportement et leur apprentissage ?
Audrey : Du côté des élèves, ça dépend. Les collégiens ont déjà vécu le confinement, et cette fois, ils se disent que ce n’est que pour une semaine. Ils ne sont pas forcément mécontents de rester un peu chez eux. Surtout que les conditions de travail en présentiel sont très contraignantes. Et pour eux, il n’y a pas d’échéance importante à la fin de l’année. Mais pour les élèves de terminale, c’est très difficile. Ils sont démotivés et se projettent dans l’avenir avec appréhension. Ils ne croient plus ce qu’on leur dit : ils s’attendent à ce qu’on annule demain les décisions d’aujourd’hui. Et pour beaucoup, ils ont perdu leur ambition. Sans parler des dommages qu’ils ont subis au niveau de leurs compétences : ils ne savent plus travailler en temps limité, ni fixer longtemps leur attention. En plus, on leur a collé cette nouvelle épreuve de grand oral pour laquelle ils n’auront qu’un mois de préparation. Et tout ça, alors qu’ils ont vu, l’année dernière, les examens annulés au dernier moment. Il y a largement de quoi se démobiliser. Alors, ils vivent au jour le jour. Pour cette génération, les conséquences sont considérables. Quant aux primaires, c’est aussi très compliqué à gérer. Je suis informée d’initiatives individuelles. Par exemple, une maîtresse de CP en Seine-Saint-Denis, qui a systématiquement appelé chacun de ses élèves cinq minutes par jour pour s’assurer qu’ils allaient bien et aussi qu’ils parlaient chaque jour un peu français…
CF : Vous avez parlé de conditions de travail contraignantes. Pouvez-vous développer ?
Audrey : Premièrement, on a travaillé tout l’hiver avec les fenêtres ouvertes. À un moment, j’ai même dit à mes élèves de venir en classe avec une couverture et une boisson chaude dans une bouteille thermos, tellement on avait froid. Au début de chaque cours, on aérait encore plus, on ouvrait grand toutes les fenêtres et la porte, pour créer un méga courant d’air. Ensuite, après chaque cours, les élèves devaient désinfecter les tables. Et en plus, ils devaient porter un masque toute la journée, de 9 à 17 heures, parfois 19 heures pour certaines classes. Sauf en cours de sport. Les gamins ont été vraiment courageux d’avoir tenu comme ça jusqu’à maintenant.
CF : Et comment voyez-vous la suite ?
Audrey : Après le confinement, ça sera à nouveau la panique, demi-jauges organisées selon le bon vouloir des chefs d’établissement. Là où j’enseigne, des roulements ont été organisés, les uns viennent le matin et les autres l’après-midi, surtout pour gérer le flux à la cantine, qui est très problématique. D’autant que les consignes sont complètement délirantes : 6 m2 par élève ?! Ça voudrait dire commencer le service à 10h30 et le finir à 17h30. Du grand n’importe quoi. Surtout, qu’on n’a toujours pas les vaccins, promis aux enseignants pour la mi-avril. Et maintenant on nous dit début juin. À quelques semaines des vacances ! C’est risible* ! Donc on va continuer après ces quatre semaines, avec trente élèves en moyenne par classe, sans être vaccinés. Personne ne nous a proposé de passer en priorité. Sans parler du budget : entre les tests, PCR ou salivaires, qu’on est obligés de faire au moins une fois par semaine, vu le nombre d’élèves qu’on brasse – Blanquer nous les « offre » maintenant pour un euro « seulement » –, le gel désinfectant, et les masques chirurgicaux – entre moi et mes deux filles scolarisées en primaire et au collège, j’en ai pour environ 70 euros par mois ; au début de l’année scolaire chaque prof en a reçu cinq en tissu, qui ne sont plus autorisés. Maintenant, on doit tous porter des masques chirurgicaux, qu’on nous a donné la consigne de changer et de faire changer à nos élèves toutes les trois heures. Sauf qu’on a des élèves, surtout enfants de familles nombreuses, qui n’en ont qu’un pour la journée… On se croirait dans un pays du tiers-monde. J’en ai tellement assez de les entendre se vanter d’être un des seuls pays à avoir réussi à garder les écoles ouvertes. Ouvertes, oui, mais à quel prix !?
*Aux États-Unis, aujourd’hui, 80 % des personnels enseignants et d’encadrement, du jardin d’enfants à la terminale ont reçu la première injection.