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Dans la fosse aux lions

Les enseignants ont mauvaise presse. Parents, nous avons tôt fait de leur reprocher leurs méthodes – qui n’arrêtent pas de changer, impossible de s’y retrouver –, leur familiarité ou distance avec les élèves, l’indulgence de leur notation ou sa sévérité, et le niveau, ah le niveau !, qui n’est plus ce qu’il était… On se plaît à critiquer ces grévistes chroniques, tire-au-flanc jamais contents,  d’autant que, secrètement (parce qu’on sait que ce n’est pas beau), on leur envie leurs privilèges : leurs horaires allégés, vu de notre bout de la lorgnette, leurs vacances, leurs récrés, leur sécurité de l’emploi. De toute façon, les fonctionnaires… Phrase à laisser en suspens car tout le monde comprend, n’est-ce pas ?

On oublie en passant, que pour la plupart d’entre nous, on n’échangerait pour rien au monde notre place contre la leur. Les enfants, même les nôtres, on n’en veut pas à plein temps. Alors ceux des autres, pardon !

Voilà pour la mise au point.

Et le coronavirus ?

Ah oui, je l’oubliais presque.

Pendant la crise covid-19, on a parlé des écoles, primaires et secondaires, comme de haltes garderies avec option enseignement, ressassant la difficulté de travailler chez soi avec nos gosses dans les pattes. Et lorsque l’on envisage la réouverture le 11 mai des établissements scolaires, on argue de la nécessité de renvoyer les adultes – entendez personnes d’importance –, à leurs affaires sérieuses pour relancer l’économie. Quant au besoin des enfants de retourner à leur routine et à leur apprentissage, broutille que cela.

Je pourrais développer dans différentes directions. Par exemple, en me demandant ce qu’on peut encore espérer d’une société pour laquelle les enfants ne sont pas l’absolue priorité. Je le pourrais, je le devrais, et n’y manquerai pas, une prochaine fois. Car, aujourd’hui, je voudrais mettre une professeure à l’honneur, montrer une invisible à l’œuvre.

Coup de projecteur sur Audrey

Cette professeure d’allemand, aux grands yeux ronds marron, mère d’une fillette et d’une ado, porte fièrement sa quarantaine. Si elle se destinait, enfant, à la diplomatie, par tradition familiale, elle reconnaît aujourd’hui avoir trouvé sa vocation. Les enfants, elle adore leur transmettre son savoir et aussi son expérience. Car une langue ne s’arrête pas à du vocabulaire et des règles de grammaire, « mais s’inscrit dans un contexte historique, culturel, autour de traditions ». Or, elle l’a remarqué, rien de tel que du vécu pour marquer les élèves. La petite anecdote, « c’est le morceau de sucre qui aide la médecine à couler », comme chante Mary Poppins. Et comme elle a longtemps habité en Autriche puis en ex-RDA, Audrey ne manque pas d’histoires à raconter à ses élèves sur la culture allemande.

Ce qui n’implique pas qu’enseigner, pour elle, soit facile. Chaque cours est un défi. Bien que toujours très préparée, elle ne peut présumer de la réussite d’un cours. Grimper sur une estrade devant trente-cinq élèves, c’est donner un one woman show devant un parterre de critiques. Un auditoire jamais acquis. À elle, de le captiver et de ne plus le lâcher.

Good Morning Vietnam !

Or depuis le confinement, l’affaire s’est encore corsée. Audrey a dû s’adapter à l’enseignement à distance. Elle donne cours, désormais, selon son emploi du temps, dans un espace virtuel. Sauf que, si à l’origine, le programme Teams utilisé était conçu pour des rencontres audiovisuelles, il a fallu s’adapter. Suite à la diffusion sur les réseaux sociaux de captures d’écran malveillantes, la décision a été prise de se contenter de l’audio. Et la voilà transportée à l’ère de la radio.

« Maintenant, c’est Good Morning Vietnam. Il faut trouver l’accroche. Parce que sinon, tes élèves, en deux minutes, tu les perds ! » Et pour Audrey, pas question. Pour elle, chaque élève compte. Alors, une seule solution : maintenir la pression. Interpeller les élèves silencieux un peu trop longtemps. « Sinon, tu n’as pas moyen de t’assurer de leur présence. Ni de leur attention. Ils peuvent rester connectés, et aller dans une autre pièce se préparer des sandwiches ou regarder la télé. » De plus, pour les inciter à rester, à participer, elle pimente son approche, se réinvente sans cesse.

Un sacré tour de force, et pourtant elle préfère continuer ainsi jusqu’à la fin de l’année scolaire plutôt que de retourner dans les salles de classe le 11 mai. D’ailleurs, elle ne l’envisage pas tant que les conditions d’une reprise sécurisée ne seront pas rassemblées. Pas question de courir ce risque inconsidéré.