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La Fontaine, je ne boirai plus de ton eau

(Âmes sensibles s’abstenir. En effet, pas d’erreur, le titre annonce bien la couleur.)

Je sais qu’avec ce texte, je risque de me faire lyncher à coups de « C’est qui, elle, d’abord ? », de « Pour qui elle se prend ? » ou « Tout pour se faire remarquer ! » – ce qui serait exagéré : beaucoup certainement, mais pas tout – pourtant, je l’ose, et pas pour le seul plaisir de choquer.

 J’ai toujours aimé provoquer, mais jamais gratuitement. Ainsi, lorsqu’en cours de français pendant mes années de lycée, je me plaisais à dénigrer les œuvres d’artistes acclamés ou déclarais haut et fort que Stendhal, Flaubert, Maupassant m’ennuyaient à mourir, que le Bateau ivre me saoulait, je disais toute ma vérité. Le sourire de Mona Lisa, qui me suivait du regard avec son air de sainte-nitouche, me tapait sur les nerfs. Et je défendais volontiers le camarade Staline – je vous avais prévenus –, entre la poire et le dessert aux tables de mes copines bourgeoises, excusant ses excès et crimes, puisqu’il les commettait, je cite, pour la bonne cause. Je frissonnais de plaisir devant l’indignation plus ou moins retenue que je semais sur mon chemin.

J’étais alors adolescente. Et depuis beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, aussi des robinets, et, si j’ai changé d’avis sur d’innombrables sujets, je goûte toujours autant mettre les pieds dans le plat.

Cependant, grande est ma clémence ! Aussi, pour amortir le choc, je commencerai par rendre à Jean ce qui lui appartient, à savoir le talent de tourner des fables comme personne. Et mieux qu’Ésope sans aucun doute. Il s’y entend en rimes, en rythme. Ses vers sonnent et balancent si bien qu’ils glissent tout seuls dans les esprits pour s’y incruster à jamais. Ainsi, récite-t-on enfant ses « dansez maintenant » et « apprenez que tout flatteur… », catchy comme des slogans populistes, et les radote en vieillissant.

Mais arrêtons là cet hommage, je ne voudrais pas qu’il s’imagine que j’en ai après son fromage, pour arriver enfin à ce qui me turlupine – oui, je persiste : turlupine ; il serait triste de se priver d’un mot aussi magnifique par crainte de passer pour un anachronisme.

Depuis des générations, nous rabâchons ses morales, sans même les remettre en question. La fourmi est-elle, par exemple, réellement bien avisée de trimer tout l’été en prévision de l’avenir, sous peine de finir écrasée sous une chaussure étourdie avant même d’avoir profité d’un instant de la vie ? Le pot de terre aurait-il dû rester à l’abri chez lui, et y mourir d’ennui, à l’instar de ses pères, grands-pères, et autres aïeux, plutôt que se lancer dans un voyage périlleux ? Et le laborieux laboureur n’avait-il d’autre moyen que mentir sur son lit de mort pour enseigner à ses enfants que « le travail est un trésor » ?

D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement de La Fontaine, mais de tous les proverbes. Qui nous conseillent de nous taire, avec son silence d’or, pourtant si souvent de plomb. Qui nous recommandent la méfiance, la prudence et le conformisme, plutôt que l’audace, la passion, et nous enseignent qu’il vaut mieux renoncer à nos rêves que risquer une déception.

Alors que partout dans le monde on déboulonne des statues, qui n’ont pas leur place dans nos rues mais, pourquoi pas, dans les musées ou les livres d’histoire, expliquées et en contexte, pourquoi ne pas donner un coup de pied salutaire dans nos sagesses populaires pour enfin séparer le bon grain de l’ivraie. Le respect du passé ne doit pas entraver notre liberté de penser, de créer de nouveaux dictons. Le bon sens a le droit lui aussi d’évoluer.

Et voici pour conclure quelques propositions : rêve le monde, il en a besoin ; réjouis-toi au plus vite, demain n’est qu’une illusion ; qui va à la chasse perd sa place mais sera rassasié.

Maintenant, à vous de jouer.